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Ma famille en papier glacé
Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j’ai voulu une famille. J’avais huit ans, j’empruntais les catalogues promotionnels L.L. Bean que mes parents recevaient par la poste, et je m’enfermais dans ma chambre avec un cahier Canada, une paire de ciseaux et la colle aux mains. Assise à mon pupitre, ma lumière de chevet éclairant les pages du mince papier glacé, je montais de toute pièce des familles avec les modèles des catalogues. Les enfants du quartier passaient leur temps à vélo, à faire des allers-retours dans la rue devant la maison, je les entendais crier de bonheur alors que moi, mon bonheur, je le trouvais dans les pages blanches que je m’amusais à remplir de rêves et de fantasmes conjugaux. Le fantasme d’une famille tissée serrée, avec un beau grand mari au sourire étincelant, aux cheveux ondulés, qui portait un lainage de la prochaine collection Chalet automne-hiver 1995. Dans ces familles montées de toute pièce, il y avait beaucoup de garçons. Je me suis toujours visualisée entourée de garçons, même si cette image contrastait avec ma personnalité. Quelque part, au creux de ma poitrine, mon intuition me disait que je passerais au moins une décennie à courir après une meute de petits hommes, essoufflée mais le coeur plein à ras bord. Je me souviens de ces visages que je découpais comme si c’était hier, si bien que si je les rencontrais dans la rue, j’en aurais le souffle coupé. Ces gens qui me croiseraient sans savoir qu’ils ont fait partie de ce rêve, gardé bien au chaud au creux de mes mains, presque trop déterminée de le voir se réaliser. Ma famille L.L. Bean, rassemblée un matin brumeux d’août sur un quai au bord de l’eau, elle verrait le jour, je lui ferais prendre vie à coups d’amour, de patience, à coups de contractions et de montées de lait.
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Mais à l’aube de mes trente-trois ans, je me rends compte que cette image était incomplète. Qu’il manquait à ce portrait aux allures d’american dream des gens qui font partie de cette colonie que j’ai l’honneur d’appeler ma famille. Des gens qui, en chemin vers ce rêve auquel j’étais fermement accrochée, sont venus m’agripper le bras, pour poursuivre la route avec moi. Qui m’ont rencontrée, ont su m’aimer inconditionnellement, ont choisi de m’adopter, de ne jamais me laisser tomber. Des gens qui forment aujourd’hui, au même titre que ceux avec qui je partage mon ADN, la famille dont j’avais rêvé. Des gens qui, mieux que beaucoup de parents, frères ou soeurs biologiques, m’ont donné leur amour, un amour que même mes rêves les plus grands ne conçoivent pas. Un amour qui dit « Merci d’être toi. Merci de m’avoir choisi. Merci de ta présence, merci de tes mots. Merci pour ton temps, merci pour tes sacrifices. Merci pour ton honnêteté, merci pour ton respect. Merci pour ta compassion, merci pour tes bras. Merci d’accepter qui je suis, de me connaître mieux que quiconque et de me vouloir encore et toujours. »
Si je devais à nouveau m’asseoir à ce petit pupitre et recomposer l’image d’une famille telle que je l’imagine, je débuterais par celles et ceux qui étaient là avant que les hommes au sourire brillant fassent leur apparition, avant que les petits bouts de chou à la chevelure ébouriffée et au sourire coquin s’ajoutent. Lorsqu’il n’y avait qu’un croquis de moi sur ce quai, les bras croisés et la tignasse au vent, il y avait vous. En 1995, je ne vous connaissais pas encore, mais peut-être que si j’avais, comme mon fils aime bien faire avec un verre d’eau et une feuille blanche placée au bord d’une fenêtre, placé cette image à la lueur du jour pour y voir apparaître des arcs-en-ciel, j’aurais vu se dessiner le contour de vos silhouettes, les traits de vos visages ou vos bras autour de mes épaules, un clin d’oeil pour me signifier qu’en chemin vers ce rêve, il y aurait toujours vous. Que je ne serais jamais vraiment seule.
Famille divisée, reconstituée, adoptive, petite famille, grand clan, la famille est celle que l’on choisit, celle qui nous accueille et qui nous fait sentir à la maison. Ce sont ces visages que l’on découperait et collerait dans notre cahier Canada si l’on avait comme devoir de la bricoler. Ce sont ces liens irremplaçables qui ne sont pas innés, mais gagnés et mérités. Et pour mon anniversaire, je ne demande rien, je veux simplement garder près de moi ceux qui font partie de ce magnifique, plus-que-parfait collage. Jusqu’à ce que l’on soit fripés et pliés en quatre.
Je ne demande rien sauf peut-être un pot de colle, des ciseaux et un catalogue L.L. Bean pour pouvoir vous ajouter pour de bon, sur ce quai déteint, au bord d’un lac tranquille, une journée brumeuse du mois d’août.