À l’adolescence, j’ai rencontré la personne qui deviendrait mon meilleur ami, mon frère, mon âme soeur, et à quelque part mon amour aussi, un soir dans une fête d’amis. En un regard et quelques minutes passées à discuter, comme deux aimants qui se trouvent, nous étions devenus inséparables. Toute la soirée, nous nous suivions au pas et posions notre tête sur l’épaule de l’un l’autre en signe d’affection, comme si nous nous étions toujours connus, comme si nous avions toujours eu besoin l’un de l’autre. Aux petites heures du matin, alors que la fête commençait tranquillement à s’éteindre, nous sommes partis dans le même taxi, la vie nous avait fait la belle surprise de nous faire presque voisins, à une ruelle près. Et une fois rendue devant chez lui, il m’a demandé de descendre. Je l’ai suivi. Il m’a proposé de rentrer chez lui, je l’ai suivi. Il m’a amené au sous-sol de sa maison, ou une petite porte à droite des escaliers était fermée.
« C’est la chambre de mon frère ».
Mon nouvel ami, que nous appellerons ici Simon, avait perdu son grand frère dans un tragique accident de voiture, un an auparavant. Du jour au lendemain, son grand frère avait passé la porte de la maison un matin, pour ne plus jamais y revenir. Il avait laissé sa chambre en désordre. Ses draps défaits. Son déodorant encore ouvert sur son pupitre. Simon et lui s’étaient chicanés le matin avant son départ, à propos d’une banalité. Ils s’étaient insultés. Leur dernier échange. Leurs derniers mots.
J’ai suivi Simon dans cette petite chambre sombre, allumée par une lampe de chevet, et nous nous sommes étendus sur le lit. J’ai observé cet univers, qui n’appartenait plus à personne, ces quatre murs de souvenirs, ces quatre murs remplis des seules choses tangibles qui restaient de lui. Les vêtements dans les tiroirs qui sentaient encore lui. Les cahiers d’écriture que Simon m’a confié avoir lus, et relus, et relus. Il m’a raconté avoir entendu son père se lamenter comme un animal sauvage meurtri du trottoir, avant qu’il ne rentre chez lui le jour de l’accident. Avant que son petit frère lui balance la nouvelle au visage, alors qu’il refermait la porte derrière lui. Il m’a dit que ces lamentations le hanteront toujours. Et alors qu’il me racontait cette journée sombre, la plus sombre de sa vie et de celle des siens, on dirait que j’entendais parfaitement ces lamentations résonner dans cette chambre, dans cette maison si belle, si vivante, mais si écorchée à la fois.
Et depuis deux jours, incapable de dormir, allongée sur le dos dans mon lit, les yeux rivés au plafond de ma chambre, ces mêmes lamentations semblent resurgir dans ma tête. Les lamentations d’une mère qui a perdu ses enfants, après des jours d’angoisse, d’espoir, de chantage avec le diable et le destin, après les prières et les crises de panique, cette mère a perdu ce qu’aucun parent de devrait jamais perdre. Les mêmes cris que les voisins résidant près du bois où elles ont été retrouvées ont témoigné avoir entendu la nuit où elles sont décédées, les mêmes cris que Simon a entendu de la rue, avant même être arrivé devant chez lui. Les cris d’un parent qui a tout perdu. Ses entrailles, la prunelle de ses yeux, son souffle. Les cris d’une mère qui s’est fait dérobé celles qu’elle a enfanté, nourri, habillé, caressé, collé, embrasser, vu grandir. Sa fierté, sa raison d’être. Les amours de sa vie. L’extension de sa personne, de son corps.
De quelqu’un qui, à partir de la nano seconde où sa tête enregistre cette information, devient prisonnière de sa propre vie. D’une vie qu’elle maudit. Pourquoi ne pas avoir pris la mienne, mais pas celles de mes filles. Pas celles de nos filles.
De quelqu’un qui vivra l’enfer, longtemps. De quelqu’un qui vivra la pire des douleurs qui soit, celle de devoir continuer sans sa progéniture. Se réveiller le matin. Respirer, marcher. Passer devant leurs chambres. Planifier leur mise en terre. Se coucher. Se réveiller encore. Se pincer. Réaliser que ce n’est pas un cauchemar, aujourd’hui encore. Errer, d’un endroit à l’autre, la nausée au bord des lèvres, du matin au soir. S’endormir le visage barbouillé de larmes, les lamentations ayant remplacé quotidiennement les berceuses du soir. Puis sortir dehors un jour. S’aventurer en public.
Personne ne le voit, mais vous marchez le ventre ouvert, les tripes exposées, le coeur en sang. Puis vous croiserez des familles. Vous croiserez des filles de leur âge. Mains dans la main avec leur maman. Mais vous n’aurez plus de mains à serrer vous, on vous les a arrachées. Vous n’aurez plus de cheveux à brosser après le bain le soir, et de petites joues à flatter avec le dos de votre pouce. Vous n’aurez que des souvenirs et une carcasse à transporter, la vôtre, jusqu’à ce que tranquillement, la vie vous amène autre chose. Des petits bonheurs auxquels vous vous accrocherez, pour elles, parce que c’est ce qu’elles voudraient. Vous ferez des efforts surhumains pour vous occuper avec ce restant de vie, pour les honorer.
Vous étiez convaincue que votre coeur s’était arrêté de battre, mais contre toute attente, il est toujours là. Il a survécu à l’inimaginable. Vos filles n’ont pas survécu, elles, mais vous, oui. Vous êtes tout ce qu’il reste de cette impitoyable histoire. Vous et l’homme que vous avez un jour aimé, en qui vous avez eu assez confiance pour construire deux magnifiques petites vies. Mais quelque chose a dérapé. Un court-circuit dans la tête. Un bobo dans l’esprit mal soigné, ou ignoré. Des pensées noires mal gérées. Une tempête qui s’est transformée en ouragan, qui a tout avalé, tout broyé. L’amour, la protection qu’un parent assure à ses enfants s’est transformée en pensées noires. Ces idées ont malheureusement gagné et ont emporté avec elles une famille.
Mon fils est étendu à côté de moi. Le bruit du tonnerre l’a réveillé, il est venu me rejoindre. Pendant que je termine cet article, ses petites jambes qui gigotent par-dessus les miennes, ses petits orteils qui me chatouillent les mollets. Je pense à cette mère, étendue elle aussi dans son lit à quelques centaines de kilomètres d’ici, seule, avec personne à flatter, personne à consoler un soir d’orage, il m’apparaît important de vous implorer d’être vigilants.
Si vous vous sentez déraper un beau jour, allez chercher de l’aide. Accrochez-vous à quelque chose. Au nom de la vie, demandez de l’aide. Et si vous remarquez qu’un proche semble déraper, au nom de la vie, proposez de l’aide. Suggérez de l’aide. Si vous voyez l’orage arriver, que les gouttelettes se mettent à tomber autour de vous, trouvez un abri, proposez un parapluie. C’est peut-être ce petit geste qui fera toute la différence entre la vie et la mort. Entre des lamentations ou des berceuses.
Vous avez besoin, n’hésitez pas et consultez « Ligne Parents« .
Par Les Alternatives Éducatives inc. - 30 mars 2018
Avant même l’arrivée de notre premier enfant, nous nous projetons dans l’avenir avec des images bien précises de notre vie
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